Пайдаланылған деректер тізімі:
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27
Қазақ өркениеті / Казахская цивилизация. №2, 2015 ж.
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РЕЗЮМЕ
В статье сделана попытка анализировать предпосылки становления казахского
ханства и определить его основные факторы. В истории Казахстана и в
социогуманитарной науке изучение культурно-исторических условии становления
Казахского ханства является актуальным. Откочевка Жанибека и Керея и избрание Керея
ханом, дата появления казахского ханства до сих пор порождает дискуссии в
казахстанской медиевистике. В итоге многочисленных спор, в этом году по всей стране
широко празднуется 550-летие Казахского ханства. Данное мероприятие является важным
и значимым для нашего государства.
SUMMARY
The paper attempts to analyze the conditions of formation of the Kazakh Khanate and
determines its basic factors. In the history of Kazakhstan and social sciences and humanities in
the study of cultural and historical conditions of formation of the Kazakh Khanate is relevant.
Cartingof Zhanibek and Kerey and election Kerey Khan, the date of occurrence of the Kazakh
Khanate still generates debate in the Kazakh medieval studies. As a result, many disputes this
year across the country is widely celebrated the 550 th anniversary of the Kazakh Khanate. This
event is important and significant for our country.
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Қазақ өркениеті / Казахская цивилизация. №2, 2015 ж.
POURQUOI LA CROISSANCE
?
Claude A
LBAGLI
Président de l’Institut CEDIMES
Dans les années soixante, les « Trente glorieuses » symbolisaient l’accès à un monde
nouveau, en perpétuel transformation pour un confort toujours accru et des promesses de
lendemains encore plus mirifiques
1
. La croissance s’inscrivait dans les gènes de la société
occidentale qui s’érigeait en modèle universel et propageait son paradigme comme une référence
à l’ensemble de la planète. A cette aspiration portée par les Nations Unies, se conjuguait les
espérances d’un « Tiers Monde » qui devait transformer sa société et ses structures pour partager
ces fièvres consuméristes en se dégageant de sa tutelle coloniale. Les spécialistes du
développement s’employaient à distinguer méticuleusement les symptômes de la « croissance »
qui pouvait se greffer directement sur les sociétés déjà industrialisées, des exigences du
« développement » qui nécessitaient quelques laborieux préalables
2
. Ils prenaient soin d’ajouter
au calcul d’une simple augmentation du PIB national qui définissait la croissance, une notion de
processus long et continu aboutissant à une mutation des structures pour caractériser le
développement.
Mais de cet enthousiasme amoureux envers une courbe de croissance comme le
dénonçaient certains thuriféraires du mouvement soixante-huitard, relevait bien des spécificités
d’une époque. Certains observateurs avaient déjà souligné que cet engouement pour cette ardente
obligation de la croissance était de facture récente et n’avait pas mobilisé l’attention des sociétés
agraires qui s’étaient imposées jusqu’à l’orée du XVIII
ème
siècle. Ainsi Jacques A
USTRUY
remarquait que la croissance n’avait pas constitué la référence ordinaire des sociétés dans
l’histoire de l’Humanité, mais qu’ a contrario, depuis quelque trois siècles, elle constituait le
scandale épistémologique de l’évolution des sociétés
3
. Quant au développement loin d’être une
norme sociale atemporelle, il n’avait jusqu’ici concerné qu’une infime fraction de l’humanité que
l’on se place dans les temps historiques ou que l’on observe la structuration sociale
contemporaine. Bien peu des 80 milliards d’individus que compte l’Histoire de l’humanité,
auront goûté les fruits du consumérisme… Aujourd’hui, cinquante ans après ces remarques
rétrospectives, c’est en se projetant sur le futur que la croissance est à nouveau discutée en
considérant le déséquilibre patent qui surgit avec des capacités d’exploitation des ressources
planétaires disponibles devenues surpuissantes. Plusieurs paramètres interfèrent et rendent
illusoire la diffusion du modèle consumériste contemporain à l’ensemble de l’humanité :
- Les bouleversements démographiques : en quarante ans (1960 - 2000) la population
mondiale passe de 3 à 7 milliards et devrait croître de 3 autres milliards dans les quatre
prochaines décennies ;
- L’explosion du consumérisme : le PIB mondial croît depuis ses 40 dernières années au
taux de 3 %, soit un doublement en vingt ans et un quadruplement en quarante ans ;
- La prise en considération indispensable des excès de prélèvement de la société
industrielle et de l’expansion consumériste qui annoncent un épuisement de la planète terre et un
bouleversement de ses équilibres écologiques fondamentaux.
1
F
OURASTIE
Jean, (1979), « Les trente glorieuses ou la révolution invisible de 1946 à 1975 », Fayard. Le rythme de
croissance s’élevait à 5 ?5 % en moyenne, très différent de celui qui le précédait à la Belle Epoque (2 %) ou dans
l’entre-deux-guerres (1 %), chutant à moins de 2 % après les chocs pétroliers de 1974.
F
EIERTAG
Olivier
« L’apogée
de l’économie nationale », La Documentation Française, N° 8081, 2011.
2
P
ERROUX
François, (1961), « L’économie du XX
ème
siècle », PUF.
3
A
USTRUY
Jacques, (1965), « Le scandale du développement », Marcel Rivière.
29
Қазақ өркениеті / Казахская цивилизация. №2, 2015 ж.
Or l’ampleur du rattrapage qu’il faudrait instantanément réussir pour que tout le monde
accède au niveau de vie californien devient extravaguant au regard des ressources : une
multiplication du PIB et des demandes d’énergie et de matières premières subitement multipliées
par 6 ! Cet impact sur la nature ne pouvait apparaître au début de l’ère industrielle, la population
mondiale ne représentait même pas le dixième de celle d’aujourd’hui, la Nature pouvait
apparaître comme une ressource inépuisable.
La croissance fait aujourd’hui question, elle entraîne des débats aussi passionnés
qu’alarmistes, provoque des succès intarissables de littérature en évoquant le frisson de la
décroissance
4
et parsème tout discours politique qui ambitionne de camper sur des positions
responsables en se cadrant sur des référents écologiques, mais tout comme les inquiétudes
initiées par le Club de Rome
5
ont été vite submergées par d’autres préoccupations plus
immédiates relatives au chômage massif, les discours des édiles développent aux alinéas suivants
une ode à la croissance pour résorber la situation calamiteuse des sans emplois.
Si la croissance semble être bordée dans le temps, d’une part au passé, par son absence
dans les référents des paradigmes des sociétés agraires, et d’autre part au futur, par l’extrême
danger qu’elle engage sur les équilibres des ressources planétaires, son concept n’appartiendrait
alors qu’à une phase très délimitée de l’Histoire. La question qui nous taraude, est de savoir dans
ces conditions pourquoi la croissance est-elle devenue une exigence primordiale et indispensable
des sociétés industrielles et consuméristes ? Cela soulève une série de questions dérivées :
Pourrait-on simplement glisser d’une logique contemporaine de développement soutenue par la
croissance vers une société en état stationnaire, tout en préservant le principe de notre
civilisation consumériste ? Le fait que la notion de croissance ne soit pas associée aux dix mille
ans de société agraire, nous interpelle. Et si cette croissance était l’un des chaînons
indispensables au maintien de la société consumériste ? Dans cette optique, les trois petits siècles
de civilisation industrielle, ne seraient-ils qu’une parenthèse de l’humanité, un embranchement
mortifère, une bifurcation imprudente ? Nous pourrions nous interroger avec Jean-Paul
F
ITOUSSI
: la croissance a-t-elle un avenir ?
6
Ce questionnement sur les fondements de la croissance nous incite à vérifier d’une part,
l’absence de liens organiques entre les sociétés agraires et la croissance et d’autre part, à mettre
en évidence l’inclusion de la croissance dans les gènes mêmes de la société industrielle en
mettant en exergue les modalités de sa mise en oeuvre.
A
–
L’
ABSENCE DE LIENS ORGANIQUES AVEC LES SOCIETES AGRAIRES
On peut relever plusieurs éléments qui justifient la mise à l’écart du processus de
croissance dans les fondements des sociétés agraires. On les mettra en exergue pour les plus
symptomatiques : l’effet de seuil valorisant un état stationnaire, la prédation systématique du
surplus par le Pouvoir pour maximiser sa puissance, l’appartenance identitaire au groupe
renforçant la sécurité, mais sapant toutes initiatives individuelles.
1)
L’effet de seuil - La croissance ne pouvait pas faire partie de l’horizon des sociétés
agraires qui ont structuré pourtant dix millénaires de l’histoire de l’humanité. Nous allons voir
pourquoi. Si l’on considère que toute communauté se met, une fois réglée la question sécuritaire,
4
L
ATOUCHE
Serge, (2006), « Le pari de la décroissance », Fayard, p. 214 et G
ESUALDI
Francesco, (2005),
« Sobrieta, Dallo spreco di pochi ai diritti per tutti », Feltrinelli, Milan, p. 54 avec son objectif de sobriété :
« Réduire, Réutiliser, Réparer, Recycler, Ralentir ».
A
RIES
Paul, (2008), « La décroissance : un nouveau projet
politique », Golias.
5
D
ELAUNAY
Janine, M
EADOWS
Donella, (1972), « Halte à la croissance ? Enquête pour le Club de Rome », Fayard.
6
F
ITOUSSI
Jean-Paul, (1996), « La croissance a-t-elle un avenir ? » Revue Politique Internationale, N° 72, Eté.
30
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à cultiver les champs les plus rentables à sa portée, il en découle mécaniquement une mise en
culture de terres de moins en moins fertiles sous l’effet de la croissance démographique. Cette
détérioration des résultats se poursuit jusqu’au moment où la dernière unité de terre mise en
culture sera juste satisfaisante pour nourrir le cultivateur et sa famille. Si la population venait
encore à grossir, les agriculteurs supplémentaires ne récolteraient pas suffisamment de produits
vivriers pour nourrir leur famille. Cette analyse a été parfaitement exposée par David R
ICARDO
sous le terme de rendements décroissants
7
. En supposant la société solidaire, c’est en fait une
valeur transversale qui corsète les civilisations agraires, les excédents des uns pourront venir
compenser les déficits des autres si la dynamique démographique devenait hors contrôle. Mais si
la population croît encore davantage, il arrivera un stade où les excédents des meilleures terres
ne seront plus suffisants pour compenser les déficits accumulés. Aucune division du travail n’est
plus possible et au-delà, la société bascule dans la disette laminant les effectifs de la population
et l’exposant aux affres épidémiques. Une communauté peut donc croître dans une certaine
aisance alimentaire jusqu’au moment où le dernier cultivateur récolte la contrepartie vivrière
exacte de ses besoins familiaux. Mais qu’en est-il du surplus des exploitations les plus fertiles ?
Nous pouvons noter que celui-ci sera maximisé lorsque la dernière unité de terre mise en culture
ne produira aucun excédent. A quoi pourra-t-il servir ? Il pourra être affecté à nourrir des
populations retirées de l’agriculture et sera le curseur de la division sociale du travail
8
. Celle-ci
donnera les moyens de bâtir une civilisation avec son organisation administrative, son clergé et
ses artisans. En maximisant le surplus et en stabilisant la société à ce niveau, on fournit
l’occasion de pérenniser une civilisation. Ni la croissance indéfinie de la population, ni la
recherche d’un progrès technique n’interfèrent dans les valeurs des sociétés agraires, seule
s’impose la nécessité de collecter au mieux ce surplus. Le Prince exerçant avec le plus
d’efficacité ses capacités de prédation se donnera les moyens d’ériger les marques d’une
civilisation.
L’idéal d’une société ne se réfère pas à la croissance, mais à un âge d’or à établir ou à
rétablir pour s’abandonner à cet état stationnaire idéalisé. La poursuite de la croissance
démographique ne pourrait conduire qu’au déclin. La Bible lorsqu’elle enjoint l’Homme de
croître et de se démultiplier, le fait dans la Genèse, mais s’en garde bien par la suite
9
. Seule le
progrès technique peut déverrouiller ce plafond au-delà duquel s’enclenche la réduction des
capacités de division du travail, le déclin de la civilisation, les affres de la disette et les coupes
mortifères de population. Ces sociétés sont alors englouties comme le narre Jared D
IAMOND
10
par une surpopulation qui rompait déjà les équilibres écologiques. Ces catastrophes récurrentes
frappaient les sociétés qui n’avaient ni su maîtriser leur croissance démographique, ni être
suffisamment inventive pour permettre à la productivité agricole de faire un saut technologique.
Il aurait fallu qu’elle mette au point des institutions aux effets malthusiens ou qu’elle dégage une
plus grande productivité par unité de terre cultivée. Cela fut obtenu quelques fois avec la prise de
conscience aigue des menaces de disparition
11
, mais la plupart du temps, les civilisations
connaissaient le cycle funeste des civilisations avec leur émergence, leur zénith, puis leur
effondrement.
7
R
ICARDO
David, (1977), « Des principes de l’économie politique et de l’impôt ( 1817) », Flammarion, Coll.
Champs.
8
A
LBAGLI
Claude, (1989), « L’économie des dieux céréaliers », L’Harmattan.
9
En près de deux millénaires, la population mondiale n’a progressé que de 250 millions (début de l’ère chrétienne) à
650 millions (début des révolutions agraire et industrielle), en deux siècles, la population passera de 1 milliard
(1800) à 7 milliards (2000)….
10
D
IAMOND
Jared (2006) « Effondrement, Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie »,
Gallimard, NRF, Essais.
11
B
OSERUP
Ester, (1970), « Evolution agraire et pression démographique », Flammarion.
31
Қазақ өркениеті / Казахская цивилизация. №2, 2015 ж.
Les sociétés agraires n’avaient pas les moyens d’élaborer une idéologie de la croissance,
les innovations restaient aléatoires et lorsqu’elles intervenaient, elles permettaient à cette société
de se stabiliser à nouveau avec ces nouvelles composantes qu’elle diffusait par capillarité à
l’ensemble de son territoire. Le mécanisme qui tend à conjurer la disparition par des innovations
restait donc très aléatoire et ne faisait qu’en différer l’échéance. L’idéal restait l’ état stationnaire.
Si la croissance démographique d’une communauté émergente pouvait s’expliquer pour atteindre
la taille critique en vue d’une affirmation militaire
12
, elle devenait un problème si des institutions
n’étaient pas en mesure d’en freiner la dynamique. La mise en place d’institutions sociales aux
effets malthusiens permettait de réduire la dynamique démographique d’autant que la mortalité
frappait un enfant sur deux avant l’âge de cinq ans (dote favorisant l’écart de génération des
époux, allaitement impliquant l’espacement des naissances, vocation religieuse favorisant le
célibat d’une fraction de la population, …). En fonction d’un état donné de la fertilité des sols,
d’un niveau technologique atteint dans les pratiques agricoles et de la portée des institutions
sociales sur la tempérance démographique, une civilisation se dotait des moyens de perdurer
avec plus ou moins d’efficacité. La question n’était pas comment faire croître la prospérité, mais
comment se doter de la plus grande puissance. Il fallait donc se stabiliser sur ce seuil de
maximisation du surplus, la difficulté était grande, mais cela impliquait que le surplus devait
bien apparaître dans sa totalité potentielle et qu’on soit en mesure de le transformer en marques
tangible d’une civilisation. Pour cela, il ne s’agissait pas d’envisager l’amélioration du niveau de
vie des populations, mais d’assurer sa captation et son contrôle pour transformer les grains en
édifices consacrés aux dieux, aux Princes et au trépas… autrement dit maximiser la Puissance,
au lieu d’accroître la Jouissance…
13
2)
La prédation du surplus – L’optimisation sociale des sociétés agraires est fondée
sur la maximisation du surplus afin qu’il soit dérivé par le Pouvoir dans une logique de
puissance. Le Pouvoir est un agent prédateur qui va, par ce stratagème, faire émerger une
civilisation. Il faut pour cela s’assurer un enchaînement réussi de mécanismes qui s’étendent de
la production des céréales jusqu’aux marques monumentales d’une civilisation. Il faut en
premier lieu qu’une organisation sociale soit stabilisée pour obtenir régulièrement la production
agricole nourricière, il faut ensuite que le Pouvoir constitué justifie le prélèvement et
l’appropriation des excédents produits par les agriculteurs, il faut ensuite qu’il parvienne à
agréger l’ensemble de ces surplus au siège de sa puissance, enfin, il faut qu’il sache retirer une
fraction de la population des tâches agricoles pour lui enjoindre de créer le cadre structurel
(administrateurs, artisans, esclaves) et idéologique (clergé) en étant nourri par les surplus
prélevés. La logique agraire revient à confiner une fraction de la population dans sa tâche
nourricière, à réussir pour le Pouvoir à dériver les excédents frumentaires à son profit, à parvenir
à les agréger avant d’en assurer la transmutation en marques tangible d’une civilisation.
Stabiliser, prélever, concentrer, transmuter apparaissent comme les mots clefs, nulle croissance
n’interfère comme logique sociale.
Si sur un territoire donné, la population qui peut y survivre, dépend des techniques
agricoles et de la fertilité des champs, la communauté « utile » pourra croître jusqu’à un certain
seuil pourvu qu’une fraction assure en permanence les fonctions nourricières indispensables. Il
en résultera la nécessité de fixer les populations par un statut déterminant classes ou
castes héréditaires : ceux qui nourrissent, les plus nombreux, ceux qui prient, les plus
12
Souvent, il s’agissait de confisquer les femmes de ses adversaires ce qui avait le double avantage de les affaiblir
en les privant de capacités de reproduction et en renforçant celle du vainqueur par la polygamie. L’exemple
emblématique reste l’enlèvement des Sabines par les Romains de la première génération du temps de Romulus.
L’enlèvement des Sabines est
relaté
par
T
ITE
-L
IVE
« Histoire Romaines »,
D
ENYS D
'H
ALICARNASSE
« Antiquités
romaines » et
P
LUTARQUE
« Vie de Romulus ».
13
A
LBAGLI
Claude (2001), « Le surplus agricole, De la puissance à la jouissance », Coll. MES, L’Harmattan.
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prestigieux, ceux qui protègent, les plus puissants
14
. La structure sociale stratifiée doit permettre
une reproduction à l’identique. La classe nourricière devra rester la fraction la plus grande
compte tenu des performances réduites des sociétés agraires. Au cours de dix mille ans de
sociétés agraires, aucune d’entre elles n’est parvenue à dégager plus de 25 % d’excédents
15
. Cela
signifie que la division sociale du travail ne pouvait pas excéder ce pourcentage sous peine
d’engager la famine. Ce plafond obtenu par les plus performantes est demeuré indépassable. Il
rendait impossible et inenvisageable toute émergence industrielle tant qu’une révolution agricole
préalable n’assurait une productivité plus élevée capable de nourrir un exode rural vers les
manufactures. Ainsi, les aspirations de ces sociétés n’étaient nullement consignées dans des
préoccupations individualistes de bien-être. Une telle lecture rétrospective ne serait
qu’anachronique. La division du travail n’avait pas pour objet de répandre quelques bienfaits
dans l’amorce de la civilisation consumériste, mais d’élaborer une logique de préemption des
excédents pour maximiser la Puissance du Prince, ordonnateur d’une civilisation.
Le surplus de chaque unité familiale est au demeurant trop faible pour susciter un
quelconque intérêt : il n’offre aucun potentiel pour améliorer son sort. Par contre, une fois
confisqué et agrégé, il pouvait prendre une taille significative et opérationnelle. La dérivation par
le Pouvoir allait être une affaire essentielle. Comment pouvait-il y parvenir ? Le Pouvoir n’avait
aucune aptitude à s’ériger en aiguillon des capacités productives, mais voulait exceller en simple
prédateur. Mieux il y parvenait, plus il était capable de distraire des champs une frange de
population, nourrie par les excédents confisqués et affectée à des tâches « civilisatrice ». Il
pouvait s’assurer une légitimité prédatrice en associant les sources de son pouvoir aux croyances
religieuses qui sacralisaient sa fonction et rendaient peu contestable son autorité. S’opposer au
Prince, c’était quelque part contrecarrer la volonté divine qui légitimait le pouvoir et s’engager
dans quelques difficultés vraisemblables dans son devenir post-mortem, la grande affaire pour
une existence terrestre très fugitive de quelques décennies. Contester la prédation du Prince
pouvait mettre en péril son avenir dans l’au-delà. Le résidu que constituait ce surplus n’en valait
pas la menace. D’ailleurs, si cette crainte n’était pas suffisante, le recours à la contrainte militaire
permettait d’obtempérer pour les plus récalcitrants…
Lorsque le Pouvoir était parvenu à dériver les ressources que constituait le surplus, il lui
fallait nécessairement agréger cette infinité de micro-surplus collectés pour en faire une masse
significative. Faute de quoi, il n’avait plus qu’à pérégriner d’une place à l’autre pour consommer
avec sa soldatesque et sa cour les surplus confisqués sans pouvoir les transmuter en marques
civilisatrices. Il en fut ainsi avec les souverains mérovingiens qui n’ont guère laissé de traces.
Pour s’assurer cette concentration, une seule hypothèse rendait cet objectif opérationnel : profiter
d’une voie d’eau qui assurait à faibles coûts et en grande quantité le transbordement des récoltes
frumentaires d’une région à l’autre. On sait le rôle essentiel jouait par le Nil pour drainer les
ressources frumentaires jusqu’à Thèbes, on connait le rôle du Grand canal pour faire remonter au
Nord de la Chine, les récoltes des plaines méridionales, on a mesuré le rôle essentiel de
l’Euphrate dans les civilisations mésopotamiennes. L’agrégation transformait une multitude de
résidus en une masse susceptible d’asseoir une civilisation. Il suffisait d’utiliser une quantité
d’hommes équivalente aux capacités nutritives du surplus confisqué pour les engager à édifier
une œuvre monumentale : temples, tombeaux et palais. Leur magnificence confortait davantage
la légitimité du Prince qui avait réussi à transmuter de simples grains céréaliers en marques
identitaires colossales du peuple qu’il gouvernait. A ce stade, la civilisation édifiée ne pouvait
rêver que de perdurer dans l’idéal d’un état stationnaire. L’âge d’or n’incluait aucune croissance
dans cette perspective.
14
D
UBY
Georges, (1978), « Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme», Gallimard & D
UMEZIL
Georges,
(1982), « L’idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens », NRF.
15
B
AIROCH
Paul, (1992), « Le tiers monde dans l’impasse », Poche.
33
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3)
L’appartenance au groupe – Mais pourquoi donc le progrès technique n’était-il
pas recherché pour accroître davantage le surplus ? Il ne semblait pouvoir intervenir tout au plus
que lorsque la société se trouvait submerger par une dynamique démographique incontrôlée qui
risquait de la submerger, comme l’explique Ester B
OSERUP
16
. Les sociétés agraires valorisaient
essentiellement la notion d’appartenance au groupe dont la valeur apparaissait considérablement
plus grande que celle dédiée à l’individualisme. Il y avait de bonnes raisons pour cela.
L’équilibre vivrier était précaire, le surplus à la merci d’une variation climatique. Le dispositif
d’une fraction sociale assignée à la nourriture de toute la société n’exemptait pas de risques de
variations des récoltes. Dans ces conditions, la logique solidaire constituait un recours davantage
garant de la survie que l’individualisme. Les risques vivriers d’une innovation hasardeuse
rendaient l’expérimentation dangereuse pour subvenir à ses besoins alimentaires et faisaient
préférer des usages et des techniques dûment expérimentés. Mieux valait s’en remettre à la
puissance divine pour interférer dans les variations climatiques. Si le sort n’était pas favorable,
pour tempérer ce qui était ressenti comme une sanction divine, il restait cette solidarité du groupe
et sa répartition des ressources pour survivre. Si la densité démographique se renforçait au-delà
d’une maximisation du surplus, trois voies salutaires s’offraient :
- répartir le surplus pour la survie des cultivateurs insuffisamment productifs, mais c’était
restreindre le surplus net disponible et s’engager dans le déclin de la civilisation,
- inventer une technique ou recourir à une nouvelle plante permettant d’accroître la
productivité agricole et donnant la capacité de supporter une population plus nombreuse,
- pratiquer l’ostracisme d’une fraction de la population à la suite du conflit que ne manque
pas de provoquer la raréfaction du surplus disponible.
Ainsi l’individu n’est rien dans les sociétés agraires, il n’existe que par référence à son
groupe
17
. Cette disposition se révèle très contraignante, car elle assujettit chacun au dispositif des
règles, des normes et des coutumes qui constituent un carcan ne se prêtant
qu’exceptionnellement à l’innovation. L’argumentaire est d’ordre mystique et la volonté de Dieu
ou des dieux régente l’ordre social sans que quiconque puisse y déroger sous peine d’ostracisme
ou de mort. Chacun l’accepte ordinairement pour ne pas remettre en cause les règles de
l’échange solidaire et compromettre son accès post-mortem aux promesses paradisiaques. Ce
dispositif se complète d’un Pouvoir régalien sourcilleux de ces prérogatives puisqu’il tire sa
légitimité de la puissance divine. Il serait donc dangereux de déroger aux règles émises par le
Prince, ne pas s’y soumettre expose le contrevenant aux foudres du Pouvoir ainsi qu’aux
damnations célestes et à sa mise à l’écart sociale
18
.
Ainsi, nous pouvons comprendre pourquoi les sociétés agraires n’étaient en rien attachées
aux spasmes d’une croissance possible, mais regardaient l’état stationnaire comme un idéal.
Cette idée était tellement ancrée dans les mentalités que lorsque les premiers auteurs de la pensée
économique décrivirent l’émergence de ce concept de croissance, ils précisaient que les
caractéristiques de cette phase ne pouvaient être que passagères et transitoires. Ils se livrèrent
alors à de longues analyses montrant le caractère provisoire de cette phase et l’avènement
inéluctable d’un retour de l’état stationnaire. S’ils avaient perçu toute la nouveauté des nouveaux
16
B
OSERUP
Ester, (1970), « Evolution agraire et pression démographique », Flammarion.
17
On relèvera cette difficulté dans le monde contemporain où les lois de la démocratie sont fondées sur le libre
arbitre individuel. Or dans les sociétés en transition, l’appartenance au groupe reste une valeur plus prégnante qui
fausse le jeu électoral et renforce les rivalités ethniques au sein de jeunes Etats où la communauté nationale n’est pas
encore totalement établie.
18
Cette structure mentale et sociale sera tellement prégnante au sein des sociétés que lorsqu’on voudra faire naître
les arbitrages du suffrage universel pour départager les ambitions pour le pouvoir suprême, on regardera davantage
l’appartenance du candidat que son programme. Le principe démocratique aura du mal à s’imposer avec une voix/un
homme avec son libre arbitre. Pire, le processus de la désignation élective du pouvoir réveillera les antagonismes de
groupe et favorisera la résurgence des antagonismes tribaux, claniques ou régionaux au sein des jeunes nations.
34
Қазақ өркениеті / Казахская цивилизация. №2, 2015 ж.
mécanismes, ils ne se dégageaient pas d’une constance millénaire rivée aux équilibres d’un état
stationnaire
19
.
B
–
L’
INCLUSION DE LA CROISSANCE DANS LES GENES DE LA SOCIETE INDUSTRIELLE
La croissance fait partie intrinsèquement de la société industrielle qui a émergé au début du
XVIII
ème
siècle. Les auteurs Classiques n’avaient pas imaginé sa pérennité. Elle ne constitue
pourtant pas un adjuvant su nouveau système, mais une matrice fondamentale. L’idéal des
sociétés consuméristes est une extension sans exutoire. L’émergence de la société industrielle
bouscule l’ordre millénaire sur un point essentiel : la croissance. En stratifiant le corps social
dans diverses fonctions pour couvrir les besoins alimentaires, les sociétés agraires assurent le
renouvellement à l’identique d’une demande qui peut se réitérer indéfiniment si la poussée
démographique ne vient pas perturber cet ordonnancement. La satisfaction du besoin vivrier d’un
individu conforte la probabilité qu’il sera à nouveau demandeur. L’enjeu est différent quand le
système de production porte sur des biens manufacturés. Lorsque des consommateurs obtiennent
satisfaction pour un besoin manufacturé, ils n’ont plus besoin de retourner chez un fournisseur
pour renouveler leur demande tant que le bien n’est pas usagé ou brisé. La demande acquiert
ainsi une caractéristique totalement novatrice : dans les sociétés agraires, c’est la satisfaction du
besoin vivrier d’aujourd’hui qui est garante de son renouvellement, pour une société
manufacturière, la satisfaction du besoin d’aujourd’hui provoque l’extinction de toute demande
ultérieure du même bien, au moins pour un certain temps. Comment alors bâtir une structuration
sociale sur des bases aussi fragiles et furtives. La saturation d’une demande n’appelle plus de
nouvelles productions et provoque l’inadaptation de l’organisation sociale mise en place. Pour
dépasser cet inconvénient majeur, la seule réponse qui fut trouvée fut la croissance. Cela
s’illustre sous quatre aspects majeurs : l’engrenage de la concurrence au sein des marchés qui
pousse les acteurs à innover pour l’emporter, l’arbitrage en faveur du travail lorsque la
productivité aurait pu rendre disponible du temps libéré, la convergence qui place toutes les
sociétés dans une histoire commune où les plus avancées ne sont que la préfiguration de celles
qui le sont moins qui doivent les rattraper. Au final, c’est bien la cohérence d’une demande
stabilisée et auto-renouvelée des sociétés agraires qui s’oppose à la fuite en avant d’une
croissance incessante. La croissance semble seule de nature à pouvoir dépasser l’instabilité
d’une demande.
1)
La croissance pour affronter les lois du marché et la concurrence – L’émergence
industrielle rendue possible par une révolution agricole soulève des questions inédites. Le regard
sur la Nature, au début du XVIII
ème
siècle, est celui d’un monde paraissant sans limites offert à
une population faiblement densifiée. Le marché au sens de force structurante de la société
émerge : certes l’agora grecque, le forum romain et le souk berbère faisait état d’un marché, mais
sa portée n’était en rien structurante pour la société dont la plupart des besoins étaient satisfaits
par l’autoconsommation. Aujourd’hui, c’est le marché qui structure la société et laisse le peu de
temps non contraint à la périphérie de son organisation. Les échanges ville/campagne étaient
marginaux et cadrés par des prix coutumiers. Saint Augustin parle du juste prix, mais n’aborde
pas de raisons économiques et de calculs de coûts de justification. D’ailleurs, les facteurs de
production ne pouvaient livrer peu d’informations sur leurs coûts réels et être en capacité de
générer un calcul de prix. Ainsi, le capital est enserré dans des contraintes d’ordre religieux qui
condamnent le taux d’intérêt tant chez les catholiques que les musulmans qui en gardent les
préceptes. Le temps de travail, faute d’une horloge pour en calculer la durée, ne peut être
étalonné. Les rémunérations se fixent à la journée avec cette approximation qu’elle s’étend sur 8
19
Voir une littérature abondante sur le thème :
G
IDE
Charles et R
IST
Charles, (1947), « Histoire des doctrines
économiques », Tome 1, Sirey
et Tableau V in
A
LBAGLI
Claude, (2009), « Les sept scénarios du nouveau monde »,
Coll. MES, L’Harmattan, p. 188.
35
Қазақ өркениеті / Казахская цивилизация. №2, 2015 ж.
heures en hiver, mais 12 heures en été ! La terre dépend le plus souvent du statut de celui qui la
détient ou qui cherche à l’acquérir. Elle n’est donc pas librement négociable.
Ce n’est qu’au XVIII
ème
siècle que commencent à être remplies les conditions : l’intérêt du
capital est admis par les protestants avec l’investissement comme multiplicateur de revenus et
porteurs de capacités de remboursement. Pour le travail, l’horloge finit par trouver d’autres
fonctions que de rythmer les prières et placer le clergé dans une sorte de mouvement perpétuel
hors de toutes contingences. C’est désormais à l’usine que les aiguilles vont égrener le décompte
du temps rendant possible la mesure de la productivité. Le temps n’est plus simplement, ni
l’expression d’un cycle, ni le signe d’un inéluctable vieillissement, il définit une séquence
abstraite au sein de laquelle on mesurera la quantité de travail fourni. Il faudra produire toujours
davantage dans une même unité de temps. Quand à la terre, elle ne dépendra plus du statut de
celui qui la possède ou la désire, mais simplement de la capacité d’achat du nouvel acquéreur.
Ainsi, tous les facteurs de productions deviennent accessibles sur un marché libre, ce qui permet
d’en délimiter le prix et de définir le coût d’un bien manufacturé. Adam S
MITH
peut commencer
à théoriser sur la science économique pour en devenir le fondateur
20
. Mais le coût appelle à
chaque instant, une nécessité de le réduire sous l’effet de la concurrence. L’une des voies
choisies sera d’amortir les coûts fixes par la plus grande quantité de biens produits : la croissance
devient un enjeu pour se protéger de la concurrence.
2)
La croissance pour compenser le travail libéré par la productivité - Les avancées
technologiques ont permis de produire en moins de temps qu’il ne le fallait antérieurement et ont
entraîné le développement vers de nouvelles activités pour les plages horaires ainsi libérées.
N’aurait-il pas été possible de réduire le temps de travail de la société plutôt que d’en faire une
valeur cardinale. Les gains de productivité obtenus par une amélioration des techniques et du
savoir-faire sur un bien donné auraient pu déboucher sur un partage du travail pour couvrir
l’ensemble des besoins essentiels et une extension du temps libre pour s’adonner davantage aux
préoccupations fondamentales de l’être, de sa vie familiale, sociale ou religieuse
21
. Il en a été
décidé tout autrement. Un mécanisme s’est imposé : si des besoins essentiels sont satisfaits avec
moins de travail, on consacrera le temps libéré à la satisfaction d’autres besoins que l’on étendra
et démultipliera au-fur et à mesure des progrès réalisés. Quels en sont les justifications ? On peut
en subodorer au moins deux :
- Le premier relève du contrôle social : que faire d’une population dont le temps contraint
serait réduit à quelques heures quotidiennes ? Le temps libre inquiète toujours le Pouvoir, il
préfère étendre le champ des besoins tant qu’il ne contrôle pas la société des loisirs
22
. On
s’engagera résolument dans ce processus visant à combler le temps libéré par la quête de
nouveau besoins à satisfaire
23
.
- Le second est plus impérieux. La croissance se justifiait par la démultiplication des
besoins et de leur satisfaction, dans une stimulation gourmande et accumulative des objets qui
devait confiner au Bonheur
24
. Effectivement, « cette idée neuve » à laquelle faisait référence
Antoine de S
AINT
-J
UST
à la Révolution, n’a pas tardé à être appropriée par les économistes en
l’étalonnant à la quantité de besoins satisfaits comme cela fut établi avec le syllogisme de Jean-
20
S
MITH
Adam (1976), « Recherche sur la nature et les causes de la richesse ( 1776) », Gallimard, NRF, Coll. Idées.
21
C
OTTA
Alain, (1998), « L’ivresse et la paresse », Fayard.
22
Lorsqu’en France, le gouvernement de Pierre Mauroy instaura la cinquième semaine de congés payés et les 39
heures en janvier 1982, le gouvernement se dota d’un Ministère du temps libre avec André Henry (Mai 1981 - Mars
1983) !
23
Le temps de travail se réduit dans notre société contemporaine, mais si on prend soin d’ajouter dans le temps
contraint, celui des transports pour aller à son travail, on observe que ce dernier ne cesse de grandir… Il dépasse
l’heure et demie dans la région parisienne. Selon une récente enquête de l’Observatoire régional de santé au travail
d’Ile-de-France,
http://www.evous.fr/Temps-de-transport-moyen-en,1128166.html#jj2xDlk1FHCVk1dc.99
24
S
ENIK
Claudia, (2015), «
L'Economie du bonheur », coéd. Seuil-La République des idées.
36
Қазақ өркениеті / Казахская цивилизация. №2, 2015 ж.
Baptiste S
AY
25
. Le Bonheur était proportionnel à la quantité de biens consommés. Claudia S
ENIK
reprendra l’antienne en posant : sans croissance, pas de progression ni d'anticipation... ni de
bonheur. Seule la croissance s’avérait en mesure de nourrir cette quête permanente, cette collecte
insatiable, cette avidité spasmodique.
Voici la société industrielle plongée dans une maniaquerie insatiable de collectionneur
jamais sevré. La société consumériste avait des horizons infinis, mais la nature avait paru
également si généreuse aux yeux des Encyclopédistes que la seule injonction qu’elle semblait
devoir supporter, était celle d’en comprendre les mécanismes pour l’exploiter au mieux à la
satisfaction des besoins humains. La croissance devenait un horizon perpétuel et indépassable.
3)
La croissance pour unifier un modèle universel de consommation – Si la première
mondialisation visait une conversion religieuse universelle, la seconde s’avérait plus profane, en
insérant tous les hommes dans la même Histoire, celle de l’humanité en Progrès. Les pays ayant
acquis les avancées les plus décisives dans la Science et les Techniques apparaissaient comme la
préfiguration des autres nations en devenir. La première mondialisation sous la double emprise
lusitanienne et hispanique se fondait sur un irrédentisme prophétique et évangélique du Salut
même si cette expansion n’était pas vierge de préoccupations très chrématistiques. La seconde
mondialisation initiée par les explorations française et britannique était porteuse d’un tout autre
message : celui du Progrès. Des sociétés plus engagées sur le chemin des productions
industrielles et de la prospérité ouvraient la voie aux autres peuples pour qu’ils répandent les
bienfaits de la fée scientifique. Cette projection à l’ensemble des peuples de la terre, réalisée sous
l’impulsion coloniale, bouleversait l’ordre des civilisations. Jusque-là, chaque civilisation élevait
son raffinement dans les usages, sa magnificence dans les palais et temples, sa virtuosité dans les
arts pour se draper dans sa suffisance et considérer sa propre civilisation comme indépassable.
Ainsi se constituait une mosaïque d’économies-mondes étrangères les unes aux autres par leurs
valeurs, leurs structures, leurs coutumes. C’est encore ce que disait l’Empereur Q
IAN
L
ONG
à
l’Ambassadeur britannique M
ACARTNEY
(1795) qui se plaignait du désintérêt chinois pour les
productions manufacturières inédites alors que les Anglais raffolaient des soies et faïences de
l’Empire du Milieu « Bien que leurs tributs soient ordinaires, mon cœur les accepte, l’étrangeté
et l’ingéniosité si vantée de leurs inventions, je ne les apprécie pas. Bien que ce qu’ils aient
apporté soit sans conséquence, dans ma bonté envers les hommes de l’extérieur, j’ai
généreusement donné en retour »
26
Mais cette mise en connexion de l’ensemble des civilisations en bouleversait l’ordre et
substituait au foisonnement inventif, une hiérarchisation de chacune sous un unique critère, celui
de la maitrise des Sciences et des Techniques et de leurs performances économiques pour leur
mise en œuvre. Cette lecture univoque de toutes les sociétés plaquait une seule et même mesure à
toute civilisation pour l’évaluait et la reléguait au sous-développement tant qu’elle n’affichait pas
une connaissance scientifique suffisante. Il en découlait nécessairement que l’Histoire avait un
sens et que chaque communauté selon les critères privilégiés, se plaçait à l’un de ses échelons.
Elle incitait toute société à en gravir les degrés et pour cela la croissance devenait une impérieuse
et inévitable injonction. Pour la première fois, toute l’humanité se plaçait dans une seule et même
Histoire avec la finalité convergente du bien-être des populations... Cette perspective focalisée
25
S
AY
Jean-Baptiste, (1972), « Traité d’économie politique ( 1803) », Préface G. T
APINOS
, Calmann-Levy.
R
OBIN
Jean-Pierre, « Les économistes mettent le bonheur en équation », Le Figaro, 6 juillet 2007.
26
L’ambassade était issue de la politique d’expansion commerciale menée par William Pitt après la promulgation de
l’India Act, qui réorganisait la Compagnie anglaise des Indes orientales (1784) afin d’obtenir l’installation d’un
résident permanent britannique à Pékin, la suppression des contraintes commerciales à Canton, l’ouverture de
nouveaux ports aux navires anglais. Aucune de ces requêtes ne fut satisfaite. Marx Jacques, « Mandarins hollandais
à la cour de Qianlong : l’ambassade Titsingh (1795) dans le système tributaire » Colloque France-Chine de La
Rochelle, 2012.
37
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sur l’acquisition des connaissances et la restructuration sociale devant satisfaire une gamme plus
élargie des besoins était sensée procurer le Bonheur, mais elle n’avait qu’un seul viatique : la
croissance.
Nous avions un double mouvement qui portait vers la croissance toutes les sociétés : les
plus avancées entendaient satisfaire toujours plus de besoins pour accroître le niveau de Bonheur
de leur civilisation tandis que les nations encore dans l’enfance du développement industrielle, se
mobilisaient pour accéder à cette société consumériste. La planète était emportée par un seul et
même mouvement, celui de croître pour répandre davantage de bienfaits sur ses populations. Le
Pouvoir abandonnait sa prédation aux seules fin de la Puissance pour susciter davantage de
production qui permette aux populations de se satisfaire de nouvelles Jouissance. C’est cette
mise en marche générale pour étendre indéfiniment la demande de biens qui sauva sa mise en
œuvre.
En effet, élargir ses besoins au-delà de ses besoins vivriers transformer la nature de cette
demande. Satisfaire une demande vivrière garantissait la survie de la population qui en
bénéficiait et la plaçait nécessairement comme à nouveau demandeuse de besoins frumentaires.
Mais si cette demande s’élargissait à des biens manufacturés, elle prenait un caractère novateur :
un consommateur ayant fait l’acquisition d’un bien n’avait aucune raison de se porter à nouveau
acquéreur de ce même bien. Dans les sociétés agraires, la satisfaction de la demande induisait
son renouvellement, dans les sociétés industrielles, elle l’éteignait!
C
–
L
A CROISSANCE COMME ELEMENT DE
…
STABILISATION
!
Aucune société ne pouvait se fonder durablement sur des structures aussi fragiles que
fugaces. Il fallait trouver une pérennité à la société industrielle mise en œuvre, de telle sorte que
la demande ne puisse s’éteindre. On le trouva en posant que tout gain de productivité pour la
fabrication d’un bien devait être employé à élargir le marché ou à satisfaire de nouveaux
besoins
27
. Pour s’y résoudre, on développa cinq modes d’expansion des débouchés : 1) le
passage d’une consommation de classe à une consommation de masse, 2) la conquête de marchés
extérieurs, 3) la réduction de la durée de vie des biens proposés suite à l’usure, 4) l’incitation à
rendre obsolescents les produits précédemment convoités et acquis, et enfin, 5) la création
incessante de nouveaux besoins devenue aujourd’hui l’un des ressorts fondamentaux de notre
société consumériste.
1) Passer d’une consommation de classe à une consommation de masse, ce fut l’objectif de
la production industrielle du XIX
ème
siècle et ce fut rendue possible par la mise en place de la
décomposition des tâches par spécialisation, de la mécanisation croissante et de l’organisation du
travail à la chaîne. L’accroissement des rémunérations des ouvriers contribua à étendre le marché
potentiel et à faire entrer dans la logique consumériste de nouvelles catégories sociales.
L’élévation du niveau de vie étendait le marché de biens réservés initialement à quelques
couches privilégiées de population. Ford marqua les esprits en clamant qu’il n’augmentait pas
tant ses coûts, que le nombre de ses clients quand il accroissait les salaires. La massification de la
consommation devint une marque des sociétés industrielles. Mais lorsque l’ensemble de la
population avait acquis ce qui n’était réservé autrefois au plus fortunés, on se retrouvait devant le
même questionnement : que faire de l’outillage industriel et de sa main d’œuvre manufacturière
quand la demande venait à être saturée ? Il fallait trouver d’autres sources d’extension.
2)
Conquérir les marchés extérieurs constitue donc une extension de la massification
de la production. Pour dépasser les limites contraintes d’un marché intérieur limité par la taille
27
A
LBAGLI
Claude, (2009), « Les sept scénarios du nouveau monde », Coll. MES, L’Harmattan.
38
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de sa population, il fallait tenter de se projeter vers l’extérieur pour ouvrir de nouveaux marchés
susceptible d’entretenir la structure sociale et industrielle mise en œuvre. Cette étape n’avait pas
échappé à Lénine qui la qualifiait imprudemment de phase ultime du capitalisme !
28
La conquête
des marchés extérieurs se fit parfois fébrilement et les Etats de sociétés industrielles n’eurent pas
de réticences à diligenter une politique de la canonnière pour ouvrir les ports aux activités
commerciales. Cette rudesse dans l’exécution fut illustrée par les confrontations avec la Chine ou
le Japon au milieu du XIX
ème
siècle qui fermaient leurs ports aux étrangers. Mais au final,
l’extension était contenue par un pouvoir d’achat limité tant que ces pays ne s’engageaient pas
sur la voie du développement. Une fois saturés les marchés intérieurs et extérieurs, la
problématique risquait de retomber sur les mêmes enjeux : que faire de sa capacité
industrielle sans autres débouchés ?
3)
Limiter la pérennité des biens manufacturés par l’usure fut une troisième
approche plus tardive qui prit son essor dans les années soixante au XX
ème
siècle. L’objectif
industriel était clair : il s’agissait de fabriquer des produits dont la durée devait être limitée pour
accélérer le retour des consommateurs dans les centres de distribution. L’expérience fut menée
avec un certain succès dans quelques secteurs comme les équipements électroménagers. Les
appareils étaient conçus pour une durée de vie limitée avec des coûts de réparation dissuasifs en
cas de panne. On accompagna ce dispositif par un renouvellement des gammes de produits pour
assortir les nouvelles collections d’innovations techniques et de « design » novateur. Les
consommateurs étaient alors engagés à ne plus hésiter pour renouveler leur équipement
défaillant. L’industrie italienne se dota d’une solide réputation de biens peu onéreux, mais à
durée de vie éphémère. Toutefois, le biais écologique des analyses industrielles rendit ce
processus discutable, car il gaspillait les ressources. Une utilisation plus parcimonieuse
s’imposait pour un développement plus durable
29
. Mais, indépendamment de cette réserve, ce
processus ne pouvait être le support d’entretien de toute la dynamique industrielle. D’autres
méthodes devaient s’imposer.
4)
Favoriser l’abandon du bien par obsolescence programmée fut un moyen plus
judicieux et plus considérable que ne pouvait l’être une mise au rencart par défaillance. Il
s’agissait tout simplement de déplacer l’intérêt d’un bien précédemment acquis. Cela pouvait se
faire par la médiatisation du dénigrement et par l’archaïsme technologique. Dans l’habillement,
on organisa une obsolescence de plus en plus rapide, par la démultiplication des modes se
chassant les unes après les autres au rythme des années, des saisons, puis des demies-saisons.
Dans les produits médiatiques, la télévision ajoutait sans cesse une innovation (la couleur, le
magnétoscope, les angles de l’écran, l’écran plat, les 3 D, …) pour inciter les consommateurs à
changer leur produit avant même qu’ils ne cessent de fonctionner. L’obsolescence était organisée
à grande échelle par une médiatisation renforcée incitant les consommateurs à s’ajuster aux goûts
du moment et à abandonner au plus vite les biens qu’on les avait incités à acheter et pour
lesquels les consommateurs avaient pourtant consacré une part de leurs revenus
30
. Le système
était beaucoup plus efficace qu’une durée de vie restreinte programmée, le couplage médiatique
était indispensable. Mais celui-ci pouvait jouer un rôle encore plus décisif en portant sur les
besoins eux-mêmes.
5)
Créer sans cesse de nouveaux besoins à satisfaire fut l’atout maître de la société
dite de consommation. Le système productif n’avait plus vocation à satisfaire des besoins
28
L
ENINE
, (1976), « L’impérialisme, stade suprême du capitalisme », Editions sociales, Editions du Progrès,
Classiques du Marxisme Léninisme.
29
C
OMELIAU
Christian, (2006), « La croissance ou le progrès ? Croissance, Décroissance, Développement
durable », Seuil.
30
L
IPOVETSKI
Gilles, (2001), « L’empire de l’éphémère, la mode et son destin dans les sociétés modernes »,
Gallimard, Folio Essais.
39
Қазақ өркениеті / Казахская цивилизация. №2, 2015 ж.
prévalant dans une société donnée, mais à créer de toutes pièces, de nouveaux besoins pour les
satisfaire, quitte pour le système économique à rendre cette demande solvable. La création
incessante de nouveaux besoins donnait à l’appareil industriel des opportunités infinies pour
inciter les consommateurs à revenir dans les galeries marchandes. Dés lors, le système industriel
n’avait plus à redouter l’épuisement des débouchés, la gamme de biens et services susceptibles
d’être proposés, n’avaient plus que l’imagination comme limites. Les fondements de ce type de
société étaient apparus aux Etats-Unis avant que n’éclate la Seconde Guerre Mondiale, ils se sont
étendus à l’Europe et au Japon, puis dans tous les centres urbains de la planète. Le
renouvellement des objets de mode est incessant : console de jeux, Smartphones, GPS, drone
photographique, etc. La société consumériste a renversé les termes de sa mission et de sa
justification : il ne s’agit plus de répondre à la demande de besoins de nature pérenne
préexistants, mais de créer des besoins désirables que le système social rendra indispensables
avant que le système industriel ne satisfasse cette attente
31
. Les consommateurs se lance dans
une course haletante toujours inassouvie, lui donnant sans cesse l’occasion de retourner dans les
boutiques pour expérimenter la satisfaction d’autres besoins que la publicité leur a révélés. Le
succès de cette démarche semblait devoir être infini puisqu’il était en mesure de stabiliser une
organisation sociale industrielle. Mais cette expansion infinie des besoins couplée avec l’accès à
un nombre toujours plus grand de consommateurs issus de tous les continents venait heurtait une
évidence occultée, la limitation des ressources de notre planète.
La croissance qui n’avait guère d’intérêt dans les logiques des civilisations agraires s’était
imposée comme une valeur centrale des sociétés industrielles à laquelle tous les gouvernements
réservent des psalmodies incantatoires pour stabiliser l’emploi national. La puissance de celle-ci
qui a démultiplié populations et besoins semble priver d’avenir pour un monde saturé et
surexploité. Le paradigme de la croissance est-il épuisé ?
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